CHAPITRE VII

Les archers fantômes

Voyant Jav bondir vers lui, Carthoris plaça ostensiblement la main sur le pommeau de sa longue épée et le Lotharien s’arrêta net. La vaste pièce était entièrement vide à l’exception des quatre personnages tout autour du dais. Quand Jav se vit ainsi menacé par l’Héliumite, celui-ci se trouva soudainement entouré par une vingtaine d’archers.

D’où pouvaient-ils provenir ? Carthoris et Thuvia ne purent cacher leur étonnement.

L’épée se trouvait maintenant dégainée mais simultanément, les archers bandaient leurs arcs dont les flèches se trouvaient sur le point d’être tirées !

Tario se leva à moitié sur un coude et pour la première fois il put contempler le visage de Thuvia qui s’était tenue jusque-là derrière la large silhouette de Carthoris.

— Suffit ! commanda le Jeddak secouant sa main ; au même instant l’épée de l’Héliumite venait porter un coup de tranchant à son antagoniste le plus proche.

La pointe acérée ayant atteint son but, Carthoris la laissa prestement tomber au sol reculant d’un air consterné, les yeux grands ouverts de stupéfaction et il porta la main gauche à son front. L’acier n’avait rencontré que l’air ; son adversaire avait complètement disparu, de même que tous les archers dans la salle !

— Il est bien évident que ce sont là des étrangers, dit alors Tario à Jav, mais déterminons jusqu’à quel point ils nous ont affrontés en connaissance de cause avant de prendre nos dispositions pour décider d’une punition.

Il se retourna vers Carthoris mais ses yeux n’arrêtaient pas de contempler les lignes parfaites de Thuvia dont les traits harmonieux étaient davantage accentués que cachés par le harnais de princesse barsoomienne.

— Qui êtes-vous ? redemanda-t-il, vous qui ne savez même pas quelle étiquette adopter à la cour du dernier des Jeddaks.

— Je suis Carthoris, prince d’Hélium, répondit l’interpellé. Et voici Thuvia, princesse de Ptarth. À la cour de nos pères, les hommes n’ont pas à se prosterner devant les personnages royaux, en tout cas plus depuis que les Premiers-Nés ont déchiqueté leur « immortelle divinité » membre à membre. On ne se traîne plus le ventre au sol depuis lors ; et ceci pour aucun trône de Barsoom. Pourquoi voudriez-vous que la fille d’un puissant Jeddak et le fils d’un autre s’humilient de la sorte ?

Tario contempla longuement Carthoris et à la fin prit la parole :

— Il n’y a aucun autre Jeddak sur Barsoom que Tario, affirma-t-il, pas plus qu’aucune autre race que celle de Lothar, les hordes de Torquas ne méritant absolument pas cette appellation. Les Lothariens sont blancs, alors que votre peau est rougeâtre. En outre, il n’y a plus de femmes sur Barsoom et votre compagnon est une femme.

Il se redressa sur sa couche et se penchant très en avant il pointa un doigt accusateur vers Carthoris :

— Tu es une pure invention ! s’écria-t-il, vous êtes tous les deux des inventions mensongères et vous avez l’audace de venir devant Tario, le dernier et le plus puissant des Jeddaks de Barsoom, en affirmant votre réalité ! Quelqu’un paiera pour cette audace ; Jav, si je ne me trompe, c’est toi qui as osé, avec désinvolture, venir narguer la bonté de ton Jeddak.

— Fais disparaître cet homme et laisse la femme ici. Nous verrons bien lequel des deux est un leurre ou si les deux à la fois sont un subterfuge. Ensuite Jav, tu subiras les conséquences de ton audace. Nous ne sommes plus tellement nombreux, mais… Komal doit recevoir sa nourriture ! Va !

Carthoris observa que Jav tremblait au moment où il s’inclina bien bas une nouvelle fois devant son naître. Se redressant il se tourna vers le prince d’Hélium :

— Venez ! intima-t-il.

— Et laisser la princesse de Ptarth ici, toute seule ? s’écria Carthoris.

Jav le frôlant lui murmura :

— Suivez-moi, il ne peut lui faire aucun mal, sauf la tuer et cela que vous soyez là ou non. Nous ferions bien de partir maintenant, croyez-moi et faites-moi confiance.

Carthoris ne comprenait pas bien mais quelque chose dans le ton pressant de son interlocuteur le rassura. Il se tourna donc pour s’en aller, non sans lancer à Thuvia un regard dans lequel il tentait de lui faire comprendre qu’il était dans son propre intérêt qu’il la laisse là.

Pour toute réponse elle lui tourna complètement le dos, lui jetant un regard de mépris qui lui fit monter le rouge aux joues.

Il hésita alors, mais Jav lui prit le poignet :

— Venez ! souffla-t-il à nouveau, ou il enverra les archers contre vous, et cette fois, vous ne pourrez leur échapper. N’avez-vous pas vu combien votre acier était futile contre l’air et le néant ?

Carthoris le suivit mais avec réticence. Comme ils avaient quitté la salle, il se retourna vers son compagnon :

— Si je ne puis tuer de l’air et du néant, comment ces derniers pourraient-ils me tuer ?

— Mais vous avez bien vu les Torquasiens s’écrouler devant les archers ? demanda Jav.

Carthoris opina.

— Hé bien ! vous tomberiez devant eux de la même manière et sans avoir la moindre occasion de vengeance ou même de vous défendre.

Tout en parlant ainsi, Jav laissa Carthoris dans une pièce située dans une des nombreuses tours du palais. Il y avait là des canapés et Jav invita Carthoris à s’asseoir.

Le Lotharien observa son prisonnier en silence pendant plusieurs minutes, et ce dernier sentit bien qu’il était désormais à sa merci :

— Je suis à demi convaincu que vous êtes réels, finit-il par affirmer.

Carthoris éclata de rire :

— Mais bien sûr, que je suis réel ; qu’est-ce qui vous ferait douter, ne pouvez-vous me voir, avoir conscience de mon existence ?

— Si, mais exactement de la même manière que je vois et que j’ai conscience des archers, rétorqua Jav et pourtant vous savez parfaitement qu’eux, du moins, ne sont pas du tout réels.

Carthoris, à son expression, montrait son embarras chaque fois qu’il était fait allusion à ces mystérieux archers : les soldats évanescents de Lothar.

— Alors, que peuvent-ils bien être, finalement ? demanda-t-il.

— Vous ne le savez vraiment pas ? questionna Jav.

Carthoris secoua la tête négativement.

— Alors je vais presque vous croire et penser que vous venez réellement d’une autre partie de Barsoom, et même d’un autre monde. Mais dites-moi, dans votre pays n’y a-t-il véritablement pas d’archers pour répandre la terreur dans les cœurs des Hommes-Verts, quand ils se mettent à massacrer autour d’eux, en compagnie des féroces banths ?

— Nous avons des soldats, répondit Carthoris. Ainsi nous-mêmes, Hommes-Rouges, sommes tous des soldats, mais nous n’avons aucun archer tel que les vôtres pour nous défendre ; nous assurons notre propre défense.

— Alors vous vous battez personnellement et risquez d’être tués par vos ennemis ? s’écria Jav incrédule.

— Mais certainement ! répondit Carthoris. Comment font donc les Lothariens dans ces circonstances ?

— Vous l’avez vu : nous envoyons nos immortels archers ; « immortels » parce qu’ils ne sont pas vivants et qu’ils n’existent que dans l’imagination de nos ennemis. Ce sont en réalité nos vastes esprits qui assurent notre propre défense, envoyant des légions de guerriers imaginaires se matérialiser devant les yeux de nos ennemis.

Ils les voient, ils voient leurs flèches acérées voler vers eux avec une précision implacable et se diriger tout droit vers leurs cœurs. Et ils tombent raides morts, tués par le seul pouvoir de suggestion.

— Mais les archers qui sont tués ? s’exclama Carthoris, vous dites qu’ils sont immortels et pourtant j’ai vu leurs corps empilés en énormes tas sur le champ de bataille. Comment cela est-il possible ?

— C’est une comédie destinée à donner plus de véracité à la scène, répliqua Jav. Nous montrons nombre de nos défenseurs comme étant tués, de manière à ce que les Torquasiens les voient semblables à eux, faits de chair et de sang, autrement dit des adversaires en tout point pareils à ceux qui leur sont opposés.

— Si la vérité venait à être connue d’eux, elle imprégnerait leurs esprits et, c’est du moins la théorie de quelques-uns d’entre nous, ils ne seraient plus sous la suggestion selon laquelle les flèches sont mortelles car une autre l’emporterait, plus puissante : celle de la vérité selon laquelle les flèches ne font aucun mal puisque purement imaginaires. C’est une loi.

— Et les banths ? questionna Carthoris, sont-ils également des objets de pure suggestion ?

— Certains d’entre eux sont réels, répondit Jav. Ceux qui accompagnent les archers à la poursuite des Torquasiens sont irréels et ils ne reviennent jamais, tout comme les archers. Ils assurent leur rôle pour disparaître ensuite avec les archers eux-mêmes quand la déroute de l’ennemi est assurée.

Ceux qui restent sur le terrain sont réels ; ils ont pour mission de dévorer les cadavres des Torquasiens tués ou morts par persuasion. Cela est demandé par les « réalistes » parmi nous. Je suis un de ces « réalistes » tandis que Tario, lui est un « éthéraliste ».

Les « éthéralistes » assurent que rien n’est matériel et que tout est esprit. Ils vont même jusqu’à soutenir que personne d’entre nous n’existe vraiment, excepté dans l’imagination de son compagnon, n’étant rien d’autre qu’une abstraction mentale, intangible et invisible.

Selon l’opinion de Tario, il suffirait que nous nous unissions tous pour imaginer qu’il n’y a pas de Torquasiens morts sous nos murs et il n’y en aurait pas ; donc inutilité de dépêcher des banths pour en faire la curée.

— Et vous ? Vous ne partagez pas les opinions de Tario ? demanda Carthoris.

— En partie seulement, répliqua ce dernier. Ce que je crois en fait, c’est qu’il existe réellement des créatures du genre des éthéraux. Tario en est une, j’en suis persuadé. Il n’a aucune existence réelle, sauf dans l’imagination de son peuple !

Évidemment, c’est la grande dispute entre nous les réalistes, de savoir que les éthéralistes ne sont que des inventions de l’imagination. Ces derniers prétendent qu’il n’y a pas besoin de nourriture pour subsister ; mais n’importe qui doué d’une intelligence même rudimentaire peut réaliser que le fait de s’alimenter est une nécessité pour toute créature qui a une existence réelle.

— Pour sûr, ajouta ironiquement Carthoris, n’ayant pas mangé du tout aujourd’hui, je ne peux qu’être absolument d’accord avec vous !

— Ah ! excusez-moi, s’exclama Jav. Je vous en prie, asseyez-vous et satisfaites votre faim ! Et, avec un mouvement arrondi de la main, il désigna une table abondamment garnie, laquelle n’était pas là un instant auparavant, alors même qu’il parlait. Carthoris en était absolument certain car il avait inspecté, la pièce soigneusement du regard à plusieurs reprises.

— Fort heureusement, vous n’êtes pas tombé entre les mains d’un éthéraliste, car en fait vous seriez reparti complètement affamé.

— Mais, s’exclama Carthoris, ce n’est pas de la nourriture réelle puisqu’elle n’était pas là il y a un instant et la véritable nourriture ne se matérialise pas ainsi dans l’air, à partir de rien.

Jav eut l’air choqué.

— Il n’y a ni nourriture ni eau à Lothar, ce depuis des temps immémoriaux, et c’est avec ce que vous avez devant vous actuellement que nous avons subsisté depuis l’aube de l’histoire. Cela doit donc vous rassasier.

— Mais je vous croyais un « réaliste », s’exclama Carthoris.

— Bien sûr, que j’en suis un ! Qu’y a-t-il de plus réaliste que ce plantureux festin ? C’est précisément en cela que nous nous écartons des éthéralistes. Ils assurent qu’il est inutile d’imaginer une telle subsistance ainsi que toute forme de nourriture, quelle qu’elle soit ; mais nous avons constaté que pour nous maintenir en vie il fallait s’asseoir trois fois par jour devant des mets appétissants.

Les plats que nous consommons sont supposés subir des transformations chimiques pendant le processus de digestion et d’assimilation et cela dans le but de reconstituer les tissus vivants perdus.

Certes, nous savons maintenant que tout est esprit, différant dans les diverses manifestations du mental et Tario affirme que la substance matérielle n’a pas de réalité, la matière venant finalement des éléments spirituels de notre cerveau. Mais, nous autres réalistes, nous savons davantage et bien mieux. Oui ! nous savons que l’esprit a le pouvoir de conserver la matière substantielle même s’il est incapable de la faire apparaître, ce qui reste d’ailleurs une question en suspens. De sorte que nous sommes sûrs d’une chose : pour conserver nos corps matériels, il nous faut maintenir tous nos organes en bon fonctionnement.

Nous le réalisons pratiquement en matérialisant par le jeu de l’esprit, des pensées concrètes portant sur de la nourriture et en participant aux agapes qu’elle nous permet de faire : nous mâchons, avalons et digérons, absorbant une nourriture matérielle. Quel en est le résultat ? Quel doit être ce résultat ? Les échanges chimiques ont bel et bien lieu sous l’action de la suggestion pure, directe ou indirecte ; nous vivons et nous reproduisons ainsi.

Carthoris regarda la nourriture qu’il avait devant lui, elle semblait réelle. Il en porta un morceau à sa bouche, c’était bien matériel, parfaitement concret, ainsi que le goût. Même son palais se trouvait dupé.

Pendant qu’il mangeait ainsi, Jav le regardait en souriant.

— N’est-ce pas totalement satisfaisant ? demanda-t-il.

— Je dois reconnaître que c’est parfait, répondit Carthoris. Mais dites-moi, dans ces conditions comment vit Tario, et les autres éthéralistes qui soutiennent que la nourriture est inutile ?

Jav se gratta la tête.

— C’est là une question sur laquelle nous discutons très souvent. D’ailleurs, grâce à elle, nous appuyons notre certitude de la non-existence des éthéralistes, mais personne ne la connaît mieux que Komal.

— Qui donc est ce Komal ? demanda Carthoris, j’ai déjà entendu son nom prononcé par votre Jeddak.

Jav se pencha très bas vers l’oreille de l’Héliumite, tout en observant peureusement les alentours avant de parler.

— Komal est l’essence même : « celui » ou « ce quoi » se trouvant à l’origine de toute chose, murmura-t-il. Même les éthéralistes admettent que l’esprit doit s’appuyer sur la matière pour pouvoir la transmettre à ceux qui imaginent l’apparence de la substance matérielle. Car s’il n’y avait pas cette matière rien ne pourrait être suggéré qui ait l’apparence matérielle. En fait rien n’aurait jamais pu l’être, jamais. Est-ce que vous me suivez ?

— Je tâtonne, répondit Carthoris sèchement.

— Donc l’essence doit être substance, continua Jav. Komal est l’essence de tout, quoi que ce soit. Il est maintenu dans son existence par la matière : il mange, il absorbe du réel. Pour être explicite, il ingurgite ce qui est réaliste ; c’est là le travail de Tario.

Il certifie que dans la mesure où nous affirmons être seuls réels, il nous faut rester logiques avec nous-mêmes et nous constituons donc l’unique alimentation possible pour Komal. Quelquefois, comme aujourd’hui, nous trouvons une autre nourriture pour lui : il aime beaucoup la chair des Torquasiens !

— Et Komal est-il humain ?

— Je vous répète que Komal est tout ; je ne sais quels mots pourraient le décrire, dans le langage humain, de manière à ce que vous compreniez. Il est le commencement et la fin. Toute vie émane de lui, puisque la substance qui alimente le cerveau avec ses images, est irradiée par le corps de Komal. Si Komal venait à cesser de s’alimenter, toute vie sur Barsoom cesserait aussitôt. Il ne peut mourir, mais s’il interrompait sa prise de nourriture, il ne rayonnerait plus.

— Et il se nourrit au détriment d’hommes et de femmes de votre sorte ? s’écria Carthoris.

— Des femmes ? s’exclama Jav, mais il n’y a pas de femmes à Lothar. Les dernières femelles lothariennes ont péri il y a un temps fort reculé, lors de ce cruel et terrible voyage à travers les plaines fangeuses qui bordaient les mers à moitié asséchées, quand les hordes Vertes fustigeaient notre peuple à travers toute la planète, nous contraignant à dissimuler nos rescapés dans cette cachette : l’imprenable forteresse de Lothar.

Sur les innombrables millions d’individus que comptait notre race, vingt mille hommes à peine parvinrent à atteindre Lothar. Parmi eux, ni femmes ni enfants, tous ayant péri en chemin.

Le temps s’écoulant, les survivants également moururent et la race parvint presque à son extinction complète. Mais arriva la Grande Révélation : l’esprit est tout. Beaucoup disparurent avant que nous ayons eu le temps de perfectionner nos pouvoirs ; finalement, nous parvînmes à défier la mort quand il devint évident à notre mental que la mort n’était qu’un simple état d’esprit.

Puis, vint la création du peuple de l’esprit ou plus exactement, la matérialisation des imaginaires. Nous avons utilisé cette conception pour la première fois quand les Torquasiens trouvèrent notre retraite. Fort heureusement, il leur fallut encore des ères entières avant de découvrir la petite entrée de la vallée de Lothar.

Ce jour-là, nous lançâmes contre eux les premiers archers. Notre intention initiale étant de les effrayer par le nombre immense de soldats accumulés sur les fortifications. Tout Lothar étincelait des arcs et des flèches de nos hôtes éthérés.

Malheureusement, les Torquasiens ne furent nullement effrayés. Primitifs, un cran encore au-dessous des bêtes, ils ne connaissaient pas la peur. Ils se précipitèrent contre les murailles et grimpant sur les épaules les uns des autres, ils édifièrent une pyramide humaine qui se rapprochait dangereusement du sommet des murs, sur le point de nous submerger et l’emporter sur nous.

Nos archers n’avaient pas fait mine de tirer une seule flèche, nous contentant de les faire aller et venir sur le chemin de ronde, en poussant des cris de menace envers l’ennemi.

C’est alors que je pensais tenter cette Grande Chose. Je concentrai tous mes puissants moyens intellectuels sur ces archers, de ma propre création, je dois le préciser, et chacun d’entre nous s’identifia à un archer selon sa mentalité propre et son imagination spécifique.

Je les obligeai à fixer leurs flèches sur les arcs et pour la première fois, je les fis viser le cœur de nos adversaires veillant à ce que les Hommes Verts fixent leur attention sur ce point particulier, puis qu’ils suivent le vol des flèches ; enfin, je fis en sorte qu’ils soient persuadés avoir le cœur transpercé.

C’était exactement ce qu’il convenait de faire. Nos assaillants avaient atteint le haut des fortifications par centaines ; quand mes compagnons virent ce que j’avais fait, ils suivirent promptement mon exemple mais les hordes de Torquas avaient battu en retraite au-delà de la portée des flèches menaçantes.

Nous aurions pu aisément les tuer de n’importe quelle distance, mais une des règles intangibles de guerre que nous avons pu observer dès l’origine, fut celle de la vraisemblance. Nous ne fîmes rien, ou plus exactement, nous avons inculqué à nos archers de ne rien faire qui soit invraisemblable aux yeux de nos ennemis et au-delà de leur compréhension. S’il en était autrement, ils auraient pu subodorer la vérité et alors c’en était fini de nous.

Les Torquasiens, s’étant retirés hors de portée des arcs et des flèches, se retournèrent contre nous avec leurs terribles fusils à radium, nous mitraillant sans arrêt, ils nous confinèrent misérablement à l’intérieur de notre ville.

C’est alors que j’imaginai le subterfuge de faire sortir nos archers par la grande porte. Vous avez pu constater aujourd’hui comment ils opèrent. Depuis des âges, nos ennemis n’arrêtent pas de nous harceler à intervalles réguliers, mais toujours avec le même résultat !

— Tout cela est le fruit de votre imagination et votre propre œuvre intellectuelle, Jav ? demanda Carthoris. J’imagine que vous devez avoir une position très élevée dans les Conseils de votre peuple ?

— En effet ! admit Jav en se rengorgeant, je viens aussitôt après Tario.

— Mais alors, pourquoi rampez-vous en approchant son trône ?

— Tario l’exige ; il est jaloux de moi. Il attend même le plus petit prétexte pour me donner en pâture à Komal. En vérité, il craint même que je n’usurpe un jour sa fonction et que je parvienne à l’évincer.

Carthoris écoutait quand, soudain, il bondit sur ses pieds.

— Jav ! s’exclama-t-il, je suis une bête ! Je viens de manger ici comme un glouton, alors que la princesse de Ptarth n’a sans doute encore rien absorbé.

Le Lotharien secoua la tête.

— Tario ne le permettrait pas, assura-t-il. Sans doute envisage-t-il d’en faire une éthéraliste.

— Mais il me faut la rejoindre à tout prix, insista Carthoris. Vous m’avez dit qu’il n’y avait pas de femmes à Lothar. Elle est exclusivement au milieu d’hommes ; il me faut être à ses côtés pour la défendre si la nécessité s’en faisait sentir.

— Mais ce sera certainement l’idée de Tario. Il vous a renvoyé et vous ne devez pas retourner auprès de lui avant qu’il ne vous ait convoqué une nouvelle fois.

— Alors j’irai sans avoir été convoqué.

— N’oubliez pas les archers, le prévint Jav.

— Je ne les oublie pas, rétorqua Carthoris. Mais il se garda de lui dire que le souvenir d’un fait précis tombé par mégarde de sa bouche lui était resté. Il risquait de n’être qu’une pure hypothèse, pourtant il méritait qu’on s’y attache, si jamais la nécessité s’en faisait sentir.

Carthoris se précipita pour quitter la pièce. Jav fit un pas en avant pour lui couper la route.

— J’ai appris à vous aimer Homme-Rouge, dit-il, mais n’oubliez pas que Tario est toujours mon Jeddak et qu’il vous a ordonné de rester ici.

Carthoris allait répliquer à cette injonction quand un cri de femme leur parvint faiblement aux oreilles ; elle appelait à l’aide !

D’un revers du bras, le prince d’Hélium écarta le Lotharien de son passage et il s’élança dans le corridor attenant, l’épée au poing brandie bien haut.